Un acteur qui ne se renouvelle pas, disait-on, n'était guère acteur, et se contentait non d'incarner une figure mais de s'incarner lui-même. Blessé, sanguin, ferme, faible... tout pouvait passer par n'importe qui, et si Harlon ne se renouvellait guère, c'est qu'il n'avait jamais fait que se jouer lui-même. Il n'y avait qu'une psyché à avoir, qu'un esprit à convaincre. Il ne jouait un autre rôle que si le besoin s'en faisait sentir. Il s'était présenté sans artifice autres que les colifichets ternes qu'il avait posé sur ses épaules, mais d'un homme qui s'ouvrait par de rares moments, il n'y avait qu'un pas à franchir pour être celui qu'il avait présenté à tous si longtemps. Se fermer et partir dos droit et menton levé était si ancré dans ses actions qu'il n'avait plus à faire semblant de respirer la confiance et la suffisance. A force d'être sollicitées en permanence, ces deux chastes amantes de toujours n'avaient plus d'autre choix que de se laisser embarquer et de fusionner avec l'amas de chair et d'os qui se prétendait au-dessus des autres amalgames de sang et d'eau.
Il tendit sa main vers une poignée de porte en fer laminé, avant qu'un obstacle imprévu ne se glisse entre lui et l'objet de son désir immédiat.
« Harlon, n’en faites rien. »
L'espace entre la porte et la femme n'était que trop restreint, il lui aurait fallut gratter le mur en se tortillant comme un ver de cadavre pour se glisser jusqu'à la porte. Ou pousser Elizabeth ? La pousser, la houspiller, la frapper ?
La tuer ?
Aussi meurtri était-il, il ne sentait pas l'âme de lui faire le moindre mal. Pas plus que ce qui avait déjà été fait. En venir aux mains étaient pour les lâches. Une destruction physique ne justifiait rien de ses états. Une destruction en règle des édifices porteurs de pouvoir, en revanche, envoyait un message clair à tous. Dans le feu de l'action, Harlon ne nota même pas la chose, si simple, qu'il avait pourtant longtemps désirée, que venait de déployer Elizabeth. Elle l'avait appelé de son prénom. Simplement son prénom. Mais trop assourdi par cette haine froide qui montait et descendait, allait crescendo en son être, il ne pensa qu'au reste de cette phrase, si simple et si complexe.
Qu'il n'en fasse rien ? Allons donc. Chacun crachait sur l'autre, sans retenue, Harlon devant des centaines d'yeux tournés vers eux, elle devant lui seul. Dans une joute verbale qui n'avait rien d'une égalité, il partait avec le dernier mot, pour mettre fin à ce qui, dès le début, n'avait été rien de moins qu'une absurdité d'état. N'importe qui aurait senti le piège. Il l'avait senti. Il avait payé 3 côtes pour signifier que les responsabilités d'un chef d'état nécessitaient avant tout d'abandonner le faste et le spectacle au profit d'une gestion de l'ombre, accompagnée d'un panel de péchés par excès de confiance.
Mais alors que la femme s'interposait entre lui et la sortie - elle finirait bien par s'en écarter - Harlon se contenta de laisser sa main dans celle d'Elizabeth, mais la fermeté de la femme n'eclipsant que de peu celle qu'il mettait à contribution pour la maintenir dans une position fixe qui ne tremblait pas. Sa poitrine se soulevait à la manière de verrin hydraulique industriel tandis qu'il la suite de la joute, s'imaginant déjà mille scenarii justifiant ce qu'il prévoyait déjà dans un coin de sa tête.
L'injonction soudaine le laissa relativement pantois.
Après coup, elle lâcha prise et le laissa libre de sa main. Elle ne tremblait ni ne s'abaissait, mais son poing fermé se déserrait déjà.
« Vous n’avez rien appris … vous avez mal appris. »
Harlon s'autorisa un haussement de sourcil. Son visage toujours fermé, ses yeux jetant des arcs à haut voltage sur Elizabeth, ses narines qui frémissaient sous l'effet du'une colère qu'il ne dissimulait pas, il s'autorisa ce petit signe qui signifiait en clair qu'il attendait la suite... une suite qui devait être bien choisie. Elizabeth était passée dans une catégorie qui ne la protégeait de rien ni de personne.
« Vous ne tolérez pas plus ma colère d’aujourd’hui que ma peine d’alors. Et … vous n’avez jamais cherché à me revoir, en d’autres circonstances. Vos mots sont vides aujourd’hui parce qu’ils ne s’appuient sur aucune autre démonstration que celle de votre autorité et de vos injures. »
Cette fois, Harlon se laissa aller. Un éclair de rage traversa ses yeux un instant, ses yeux froncés, sa buche tordue en un rictus d'absolue détestation. Il voulut un temps ramener derrière lui sa main à plat pour claquer l'insolente qui osait...
Qui osait...
Qui osait... quoi ? Dire la vérité. La pure vérité. L'absolutisme et la détermination semblait maintenant avoir abandonné l'arrogant impérial, qui laissa ses bras se déraidir et se balancer le long de son corps, qui aurait pu être aussi frêle que celui d'un insectoïde quelconque à ce stade. Il avait voulu la revoir. Des dizaines, des centaines, des milliers de fois. Tenter de lui parler, de partager, de se confier. N'importe, quelque chose, ou ne serait-ce qu'entrevoir son ombre fugace au détour d'un couloir. Tout aurait été bon.
Avait-il contribué à cela ? Avait-il poussé sa chance, fait part de ses envies ? A personne, jamais. Il s'était terrer dans son travail et n'en sortait que pour ceux qui lui avaient déjà offert une affection inconditionnelle.
« Si vous aviez entretenu à mon égard une quelconque affection, vous auriez agi différemment, il y a deux jours, et aujourd’hui. Je constate simplement votre manque de prévenance et de tolérance, et je désespère, forcée de conclure que mon inconditionnelle lubie me mène à ma perte. »
Harlon ne fit que rester là, en silence, la bouche ouverte, une moue de surprise teintée d'une peine immense, les yeux relâchés, son visage figé.
« Je trouve que supporter et pardonner ce caprice aurait été une belle manière de me faire oublier l’humiliation que vous m’avez fait subir. »
Le geste d'ensuite lui retourna l'estomac. D'un petit geste, Elizabeth déchaussa sa chevalière, lui tendit, dans une posture qu'il n'aurait pas pu ignorer. Le message était clair.
« Allez, si le cœur vous en dit. Mais emportez les promesses que vous ne tiendrez pas. Et faites ce qui doit être fait. »
Son regard, porté sur le V en métal brossé sur fond de gueules passa aux yeux de l'arkanienne, la bouche toujours entreouverte, les yeux rougis par les vaisseaux sanguins sous pression, des cernes légères pochant son visage d'ordinaire sans fausse note. Au bout d'un temps, il tendit une main, qui tressautait de peu à chaque mouvement, comme s'il ne contrôlait plus son organe, qu'il ne s'agissait que d'une poutre en métal levée par à-coups avec un treuil mécanique imprécis. Non.
De son autre main, dans un geste doux, il tira son gant droit, le laissa choir au sol, déjà oublié, glissa sa main nue vers la chevalière... avant un arrêt... alors il glissa sa main avec une infinie douceur sous celle d'Elizabeth, enferma les doigts pâles de la femme des siens, porta sa main gauche gantée sur elle, et referma doucement la main arkanienne sur la chevalière.
Comme elle avait enfermée plus tôt sa main, il laissa la main de son congénère captive de la sienne, le regard toujours perdu sur l'amoncellement qui s'étalait devant lui. La porte était libre. Il pouvait s'en aller. Mais il ne ressentait qu'une envie de mourir foudroyé en ce lieu plutôt que d'affronter l'air libre. Pas avant de répondre de ceci.
Il devait garder mesure. Il n'avait pas eu la preuve de pouvoir s'ouvrir en entier, vu l'accueil qui lui avait été réservé. Il se devait de garder la tête froide, l'esprit clair, de présenter une allure digne.
Mais, aussi, d'être sincère et juste.
« J'ai voulu vous revoir... après cette soirée sur Télos. Tant et tant de fois que je ne saurais dire combien exactement. Cela ne transfigure pas dans mes actes ni mes dires, pourtant c'est vrai. Je n'ai jamais poussé ma chance... en ce que j'ai toujours senti chez vous une... absence de réciprocité dans ce désir.
Dès le début vous m'avez donné l'impression de quelqu'un qui n'espérait plus jamais me revoir. C'est pour cette unique raison que je n'ai jamais accompli ceci que dans des cadres officiels. Et que j'ai été si surpris il y a un mois quand vous m'avez contacté sur mon comlink privé. »
Il se souvenait de cette communication, prisé quand il trônait dans un bombardier TIE après un entraînement de vol. Il n'avait pas dissimulé sa surprise. Un espoir inespéré s'était réalisé, et la raison de cet appel avait avant tout été intéressée. Elizabeth ne voulait alors pas simplement parler, mais lui demander une aide militaire
ex officio. Qu'aurait-il du tirer comme conclusion ?
Il tourna la tête un instant, s'interdisant un acte qui allait définitivement miner sa vie. Soutenir les yeux de l'arkanienne allait provoquer l'ouverture d'un canal qu'il pensait à sec depuis un moment. Il prit une grande inspiration, laissa son oeil le piquer un moment et revint vers elle, se décidant à ouvrir le carcan de ses mains chaudes, pour laisser à nouveau la Reine libre de ses mouvements.
« Si j'avais pensé un temps soit peu que vous aviez nourri à mon endroit un quelconque intérêt... même le plus futile... il aurait fallut d'un mot, d'un signe... et j'aurais tout quitté, l'Hydien, l'Empire, et la politique pour être à vos côtés et vous aider. Quelqu'en auraient été les risques et les conséquences. »
Il commença à signer ses mots de gestes des mains, passionné qu'il se sentait, un air sérieux remplaçant sa façade givrée, comme lors d'une conférence sur la politique extérieure en amphithéâtre.
« Je ne demande pas mieux qu'à vous aider, Elizabeth. Et vous connaître plus avant. Je n'ai jamais rien voulu d'autre pour vous que vous voir heureuse et en bonne santé. Malgré tout le pouvoir dont je dispose, je ne dispose pas de celui qui me permet de vous aider si vous ne me dites rien. Parce que vous ne me dites rien. Je n'ai pas fouillé votre passé et je ne me le permettrai jamais.
Vous me laissez impuissant en pleine connaissance de cause. Comment voulez-vous que je tolère ce dont j'ignore même la teneur ? Tolérer votre peine me semblerait plus secondaire que vous aidez à la surmonter. Mais il faudrait que j'en connaisse la couleur... comme je pense qu'il serait judicieux pour nous deux de parler de cette... inconditionnelle lubie. »
Il soupira, ferma les yeux, se pinça l'arrête du nez, avant de revenir, le visage adouci, sur Elizabeth. Il joignit les mains dans le dos, se pencha en avant, légèrement, soupira encore, plus longuement.
« Sachant que vous n'avez jamais manifesté qu'envies politiques à mon égard, soit pour trouver un partenaire économique soit scientifique, et même militaire par le biais d'une confrérie qui vous tend les bras, je ne me suis, en effet, pas senti obligé de réfreiner mes envies dans l'auditorium, des envies motivés par un besoin fondamental de dispenser une image forte pour redonner confiance dans un peuple composé de milliers de milliards d'habitants.
Et... supporter et pardonner ce caprice aurait été une belle manière de me prouver mon tort. »
Il secoua tristement la tête.
« Je vous ai annoncé que j'étais navré, en expliquant mes raisons, et j'aurais présenté mes excuses, en tant que Chef d'Etat et en tant que personne. Vous les avez rejetées avant même qu'elles ne soient formulées.
Je laisserai de côté la mesquinerie d'état, et vous éviterez de porter le deuil de cette décision. Je ne vais rien accomplir à votre égard ou celui de votre peuple, quand bien même décideriez-vous de me tirer dessus. Mais je ne pense pas que quelque chose s'arrête ici. »
Il se détourna pleinement cette fois. Il offrit un dos massif à la vue de l'arkanienne.
Il avait du se cacher pour prononcer ceci, une petite bouteille de poison concentré lâchée à la naissance d'un fleuve. C'est totalement tourné vers Elizabeth, la figure impériale toute dehors, qu'il termina son symposium.
« Je ne demande que d'avoir tort, Elizabeth. Je ne demande qu'à m'être trompé. Par un mot, par un geste...
Si je devais être confondu, dans un tort humain, et uniquement humain... alors, oui, je le jure, sur le Sang de mon Sang, et devant toutes les forces à l'oeuvre en ce Monde... Que jamais plus, jamais plus, il n'y aura de tel acte commis, en votre demeure, ou la mienne...
Que jamais plus il n'y aura de mot tel.
Et que, à jamais, j'oeuvrerai pour racheter ma conduite, laver cette opprobre, et votre honneur. Dussé-je en payer de mon titre, de mes biens... de ma vie. »
Il s'avança vers elle à nouveau. Sa haine envolée, il laissait place au questionnement. Il suffisait d'un non, d'un oui, pour que cela se finisse ici. Un rejet serait accueilli avec un calme affolant, et Harlon promettrait de ne pas en tenir compte. A la lumière de ce que venait de dire Elizabeth, il ne pouvait maintenant plus lui en vouloir. Une page se serait fermée, il se savait encore capable d'en ouvrir une autre ailleurs. C'était la vie, et sous sa peau d'Empereur, il n'était bien qu'un homme.
Mais si Elizabeth s'ouvrait à lui... peut-être, peut-être, que quelque chose allait changer pour de bon. Il l'espérait. De nouveau, il tendit la main, cette main sans gant. Où brillait subtilement l'éclat d'un or massif frappé d'un V sur fond vermeil. Que répondait Elizabeth Civicius, à cette demande muette ? Une demande qu'il n'aurait voulu que crier.