- lun. 9 avr. 2018 06:44
#32314
Oui. Isabo l’avait toujours su. Le changement radical de Mya avait quelque chose à voir avec sa disparition. Maintenant, elle en avait la preuve. Elle avait vu son amie inspecter en marmonnant l’intégralité du contenu du tiroir de l'infirmerie à la recherche d’un médicament quelconque et manquant à l’appel. Elle l’avait vue s’énerver progressivement, à mesure que les flacons de plastique défilaient entre ses doigts. Elle l’avait entendue se parler à voix basse, à elle-même. Elle avait cru discerner des insultes, un désaccord. Avec grand fracas, le tiroir métallique avait valsé à l’autre bout de la cabine. Puis la Mirialan s’était assise par terre, et après bien des minutes de silence, avait décroché un sabre de sa ceinture. Ce sabre avec lequel elle l’avait menacée, ce sabre à la lame pourpre. La Jedi s’était éteinte. Mya souffrait de maux dont la guérison s’avérait désormais hors de portée. Elle s’était perdue, et personne, jamais, n’avait trouvé le moyen de lui indiquer le chemin du retour. Entre ombre et lumière, elle avait longtemps oscillé. Mais nul ne peut se targuer de demeurer éternellement insensible aux attraits de l’obscurité. Ultime refuge de Darth Ranath.
Le Poing de l’Ombre, enregistré auprès du Service des Douanes de Nouvelle Ator en tant que Odonata, s’était posé au petit matin. Isabo n’osait pas bouger, pas parler. Elle avait appris à se taire, et depuis, observait un silence rigoureux. Son professeur l’avait faite taire. Cela avait commencé gentiment, par de prévenantes mises en garde. Puis le ton s’était durci. Jusqu’à un cri de rage. La main de la Mirialan avait fondu sur la poignée du sabre. Et la pensée d’Isabo s’était tue. Dès lors, toutes deux s’étaient plongées dans un mutisme pesant. La manoeuvre d'atterrissage n’avait pas suffi à dérider les visages contrits. Aussi le duo quitta t-il le couvert du vaisseau, sans un mot inutile, pour que débute une première exploration des environs. Malgré le rendez-vous prévu par la Sith pour le lendemain, la nécessité d’une approche plus touristique s’était faite ressentir. Et la visite avait commencé sans aucun guide. Il était bien là question d’un achat. De petite envergure, mais qu’on espérait rentable. La découverte des alentours du bien objet de la visite offrait un bon aperçu de l’ambiance ici-bas, au coeur de l’agrimonde.
À perte de vue, des champs aux couleurs variées piquetées sur fond vert. Tout ici semblait si naturel. Et pourtant, chaque germe était le fruit d'une longue optimisation. Pour assurer une production annuelle constante, les généticiens avaient donné aux plans toutes les propriétés profitables qui les rendaient si fructueux. Le regard de la Sith glissa jusqu’à la mine triste de son élève. Ses yeux, eux aussi, guettaient l’horizon. Le mouvement irrégulier d’un droïde accrochait parfois leur attention. Mais jamais ils ne se tournaient vers Ranath. En son for intérieur, l’Humaine s’interrogeait. Ses choix l'avaient menée ici, en une compagnie qui s'était finalement révélée désagréable. Le constat était simple. L’ancienne Jedi, bien malgré ses efforts, détruisait tout attachement lui étant rapporté. L’amitié et la confiance d’Isabo se trouvaient réduites à un vulgaire tas de cendres tièdes que seules de convaincantes suppliques ranimeraient en le brasier qu'elles avaient un jour alimenté. Mais la rouquine n'y croyait plus. Jamais elle ne pourrait accorder son pardon à Ranath si elle ne le demandait pas. Et elle ne le demanderait pas.
La journée passa à une vitesse folle. En fin d’après-midi, le duo avait visité les trois sites. Trois fermes de nature différente. La première était une plantation d’arbres fruitiers dont les rangs serrés et les branches solides assuraient un rendement prometteur. La deuxième s’avérait être un vaste champ de céréales de première nécessité dont la demande dans ce secteur de la Galaxie ne cessait de croître. Enfin, la troisième se trouvait être une exploitation de tubercules largement consommés par la classe moyenne locale. Bien que les superficies limitaient l’opulence, les trois fermes offraient un revenu certain. Et la Sith comptait bien en profiter. Mais d'ici la signature de l'acte de vente, quelques détails devaient trouver résolution. C'était notamment le cas de l’identité de l’acheteur. Car si Sibi Maw ne dépendait en rien de Mya Tellis, investir en nom propre pouvait dans l’avenir s’avérer contraignant. Ainsi, la première entrevue du lendemain consistait à régler ce point.
Ranath et Isabo regagnèrent le Poing de l’Ombre à la tombée de la nuit. La gamine n’avait toujours pas prononcé un mot. Elle s'était contentée de suivre sans poser une question. Le silence enfin retrouvé ravissait la Mirialan. Cependant, la situation nécessitait dialogue.
- « On va revoir l’organisation une dernière fois. »
La Sith s'assit sur le banc de la loge, posant sur son élève un regard insistant qui se trouva être oppressant pour la jeune Humaine. Cette dernière se plaça sur un tabouret fixe, de l'autre côté du disque que constituait la table. Et pendant quelques heures, le duo repassa en revue tout ce qui devait être et tout ce qui devait ne pas survenir. Tout ce que la rouquine aurait à faire. Quand l’entretien fut fini, l'une congédia l’autre, et Darth Ranath s’isola dans sa cabine.
Elle le sentait, les regrets d’Isabo empuaient l’atmosphère. En moins de deux jours, elle était parvenue à la dégoûter de son nouveau choix de vie. Pour cela, la Sith pouvait se féliciter. Mais dans le fond, le constat mordant de cet échec relationnel lui laissait une sensation amère. Morose. Depuis cette gifle assénée à son apprentie, Ranath était morose. À jamais, elle l'avait éloignée d'elle. Si un jour Varadesh avait porté un quelconque regard amical sur son maître, s'en était terminé. Pour toujours. Jamais la Mirialan n’obtiendrait pardon. Elle n'avait aucunement l'intention de supplier. Ni auprès de la Pantoran, ni auprès de l’Humaine. Assumer ses choix, voilà la seule leçon que toutes trois pouvaient tirer de tout cela.
Assise sur sa couchette, la Dame Sombre observait son reflet dans la petite glace qu'elle avait installée depuis déjà bien longtemps, fixée dans la paroi métallique par une simple vis. Une main habile défit le chignon tressé qui avait contenu la chevelure de la Mirialan toute la journée, libérant ainsi une cascade ébène de chaque côté de ses pommettes émeraudes. La jeune femme constata alors son air fatigué. Les cernes creusaient désormais son visage de deux sombres sillons sous ses yeux. Les tatouages temporaires camouflaient habituellement aisément cet état avancé d’épuisement. Même sa peau avait perdu de son éclat. Le joyau viridien n'était plus si attrayant. Seuls ses iris iridiaient encore d'un bleu presque surnaturel en comparaison à ce teint fade. La Sith, comme pour s’infliger une punition inutile, retira délicatement les lentilles achetées sur Mirial. Le filtre cobalt retiré dévoila la couleur véritable de ces yeux humides d'une peine encore inexpliquée. Le pourtour de l’iris semblait rougi, comme éprouvé par un mal diffus. La pupille n'était qu'un puits noir tirant à lui chaque détail du morne reflet, engrangeant l'information avec avidité. Entre blanc et noir, le cercle doré étincelait. L’ocre avait dévoré la totalité de l’azur qui encore le mois dernier s’accrochait au rebord de la pupille. Toute trace de Tellis semblait avoir disparue. Hormis …
Sauve moi.
Tu peux encore le faire.
Tu peux encore le faire.
Machinalement, le regard de Ranath se posa sur ses armes. La lame d'une des dagues attira son attention.
Plus un pas.
Arrête toi.
Regarde ce que tu as fait de moi.
Sauve moi.
Arrête toi.
Regarde ce que tu as fait de moi.
Sauve moi.
D’un geste brusque, la main gauche de la Sith chassa la dague et enserra la ceinture posée sur la couchette, tandis que la droite saisit le sabre du Jedi. Elle tira d'un coup sec, arracha ainsi l’attache qui maintenait le sabre sur la boucle et le jeta à travers la cabine en jurant. Avec un bruit sourd, il percuta la porte, rebondit, tomba au sol et roula jusqu’aux pieds de sa propriétaire. Cette dernière le regarda revenir à elle, hébétée par la pulsion qui l'avait poussée à agir. Sans ramasser son arme, elle pivota de nouveau vers le miroir. Ça, ce reflet, ce qu'elle était devenue, ce visage qui révélait son échec, elle ne pouvait le supporter davantage. À côté d'elle, la Mirialan, entre le pouce et l’index, attrapa un pinceau fin. Elle en trempa la pointe dans l'encre noire. Mais alors qu'elle s’apprêtait à appliquer ce nouveau camouflage sur son front, elle arrêta son geste.
L’effort mental lui fit froncer le nez. À mesure qu’elle investissait sa concentration à la tâche, Ranath observait le contour de ses yeux s'obscurcir. Le creux de la paupière tout d'abord, là où la lumière ne frappait que rarement. La peau devint brune puis anthracite. L'ombre s'étendait lentement. Jusqu'aux sourcils et sous les yeux. Jusqu'aux pommettes et vers le front. Jusqu'à finalement couvrir tout le visage de la Sith, gommant ainsi tout trait résultat d'une émotion marquante. La Mirialan maintint l’illusion pendant plusieurs minutes. Ses yeux cédèrent en fin de compte, libérant un premier flot salé à droite, et un second à gauche, et forcèrent les paupières à se fermer un instant. Quand elles se soulevèrent de nouveau, l’ombre avait disparu. D'un revers de main, Darth Ranath essuya ses larmes et se mit au travail.
Trois losanges groupés ornaient le front, tandis que quatre traits verticaux lui tombaient sous les yeux et jusqu'aux joues. Deux autres coulaient de la lèvre inférieure jusque dans le cou. Il fallut néanmoins attendre que les tatouages de Sibi Maw furent secs pour prétendre à s’allonger enfin. Mais la longue contemplation des rivets du plafond ne confirma que l’absolue solitude dans laquelle s'était plongée Darth Ranath. Son esprit maladroitement se mit à explorer le réseau des liens tissés par le passé. Des connexions mortes ou mourantes. Un cimetière à la mémoire des amitiés trahies. Pathétique. Plus ridicule encore, la Mirialan avait longtemps couru après ces souvenirs enfouis, persuadée que le manque ressenti provenait de leur absence. Mais maintenant qu'elle y avait accès, elle réalisait qu'ils n'étaient que des chaînes l’empêchant de progresser. Toutes ces attaches qu'elle pleurait d'avoir perdu, ne constituaient rien de plus que les barreaux d'une prison. L’identifier ainsi déclencha une réaction tout à fait à propos. La Sith ferma les yeux et dans une lente successions d’inspirations et d’expirations, acheva de jeter à bas les vestiges de ces innombrables déceptions. Quand cela fut fait, et le processus dura plusieurs heures, il ne semblait rester que les éléments importants de son relatif immédiat. Et il n'y avait nul besoin de leur adresser une quelconque pensée. Quand Darth Ranath se présenterait à nouveau devant eux, leurs doutes s’effaceraient. Pour l’heure, la Mirialan laissa vagabonder sa pensée. Celle-ci alla se blottir contre l’esprit endormi de l’Humaine, jusqu’à à son tour trouver le sommeil depuis si longtemps perdu.